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Emile Michel Cioran, "Sur les cimes du désespoir"

Posted By: TimMa
Emile Michel Cioran, "Sur les cimes du désespoir"

Emile Michel Cioran, "Sur les cimes du désespoir"
L’Herne | 1990 | ISBN: 2851972073 | French | EPUB | 228 pages | 0.2 Mb

Une constatation que je peux vérifier, à mon grand regret, à chaque instant : seuls sont heureux ceux qui ne pensent jamais, autrement dit ceux qui ne pensent que le strict minimum nécessaire pour vivre. La vraie pensée ressemble, elle, à un démon qui trouble les sources de la vie, ou bien à une maladie qui en affecte les racines mêmes. Penser à tout moment, se poser des problèmes capitaux à tout bout de champ et éprouver un doute permanent quant à son destin ; être fatigué de vivre, épuisé par ses pensées et par sa propre existence au-delà de toute limite ; laisser derrière soi une traînée de sang et de fumée comme symbole du drame et de la mort de son être ? c?est être malheureux au point que le problème de la pensée vous donne envie de vomir et que la réflexion vous apparaît comme une damnation.
J’ai écrit ce livre en 1933 à l’âge de vingt-deux ans dans une ville que j’aimais, Sibiu, en Transylvanie. J’avais terminé mes études et, pour tromper mes parents, mais aussi pour me tromper moi-même, je fis semblant de travailler à une thèse. Je dois avouer que le jargon philosophique flattait ma vanité et me faisait mépriser quiconque usait du langage normal. À tout cela un bouleversement intérieur vint mettre un terme et ruiner par là même tous mes projets.
Le phénomène capital, le désastre par excellence est la veille ininterrompue, ce néant sans trêve. Pendant des heures et des heures je me promenais la nuit dans des rues vides ou, parfois, dans celles que hantaient des solitaires professionnelles, compagnes idéales dans les instants de suprême désarroi. L’insomnie est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l’oubli. C’est pendant ces nuits infernales que j’ai compris l’inanité de la philosophie. Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la pensée, c’est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre, un ultimatum infernal de l’esprit à lui-même. La marche, elle, vous empêche de tourner et retourner des interrogations sans réponse, alors qu’au lit on remâche l’insoluble jusqu’au vertige.
Voilà dans quel état d’esprit j’ai conçu ce livre, qui a été pour moi une sorte de libération, d’explosion salutaire. Si je ne l’avais pas écrit, j’aurais sûrement mis un terme à mes nuits.


E.M. Cioran est né le 8 avril 1911 à Rasinari (Roumanie) d’une mère athée et d’un père, pope orthodoxe. À 22 ans, il publie son premier ouvrage Sur les cimes du désespoir puis Le livre des leurres. Son troisième ouvrage, très antireligieux, Des larmes et des saints fait scandale dans son pays. En 1936, paraît La transfiguration de la Roumanie. Cioran s’installe définitivement à Paris en 1941, et se consacre à l’écriture, vivant très modestement à l’écart de la vie parisienne . Il fréquente des penseurs et des écrivains qui lui sont proches tels que Ionesco, Eliade, Beckett et Michaux notamment. Il rédige désormais ses ouvrages, principalement composés d’aphorismes, dans un français extrêmement ciselé. Cioran publie en 1987 son dernier ouvrage Aveux et anathèmes. Il meurt en 1995 à Paris.


Emile Michel Cioran, "Sur les cimes du désespoir"