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Joseph Boyden, "Dans le grand cercle du monde"

Posted By: TimMa
Joseph Boyden, "Dans le grand cercle du monde"

Joseph Boyden, "Dans le grand cercle du monde"
Publisher: Albin Michel | 2014 | ISBN: 2226256156 | French | EPUB | 500 pages | 0.85 Mb

Après Le Chemin des âmes et Les Saisons de la solitude qui l’ont imposé parmi les grands écrivains canadiens contemporains, Joseph Boyden poursuit une œuvre ambitieuse. Situé dans les espaces sauvages du Canada du XVIIe siècle, ce roman épique, empreint tout à la fois de beauté et de violence, est d’ores et déjà considéré comme un chef-d’œuvre.

Trois voix tissent l’écheveau d’une fresque où se confrontent les traditions et les cultures : celle d’un jeune jésuite français, d’un chef de guerre huron, et d’une captive iroquoise. Trois personnages réunis par les circonstances, divisés par leur appartenance. Car chacun mène sa propre guerre : l’un pour convertir les Indiens au christianisme, les autres, bien qu’ennemis, pour s’allier ou chasser ces « Corbeaux » venus prêcher sur leur terre. Trois destins scellés à jamais dans un monde sur le point de basculer.

Mêlant lyrisme et poésie, convoquant la singularité de chaque voix – habitée par la foi absolue ou la puissance prophétique du rêve – Boyden restitue, dans ce roman d’une puissance visuelle qui rappelle Le Nouveau Monde de Terrence Malick, la folie et l’absurdité de tout conflit, donnant à son livre une dimension d’une incroyable modernité, où « le passé et le futur sont le présent. »

« Le nouveau roman de Joseph Boyden est un livre surprenant, magistral, et très certainement le premier grand roman canadien du XXIe siècle. » The Vancouver Sun

« Un grand livre : déchirant, débordant de scènes d’action incroyables, habité par de magnifiques personnages et une formidable humanité. » The Globe and Mail

« Une épopée étonnante et, bien davantage qu’un simple roman, un livre sans âge, un classique-né. » The National Post
Je me réveille. Quelques minutes, peut-être, de sommeil agité. Mes dents claquent, et je sens que je me suis mordu la langue. Elle est toute gonflée. Je crache rouge dans la neige et j'essaie de me redresser mais je ne peux pas bouger. Le plus âgé des Hurons, leur chef qui, en raison d'un rêve ridicule, nous a obligés à marcher toute la nuit autour du grand lac au lieu de le traverser, se dresse au-dessus de moi, armé de son casse-tête à pointes. L'importance que ces hommes attachent à leurs rêves les tuera.
Quoique je parle mal leur langue, je comprends les mots qu'il murmure et je réussis à rouler sur le flanc lorsque la massue s'abat. Les pointes s'enfoncent dans mon dos et, devant le torrent amer de malédictions qui s'échappe de ma bouche, les Hurons se tordent de rire. Pardonnez-moi, Seigneur, d'avoir invoqué Votre nom en vain.
Le doigt pointé, se tenant le ventre, ils hurlent tous de joie, comme si nous n'étions pas pourchassés. Un soleil bas se lève, et dans un air si froid, les sons portent loin. Ils se sont à l'évidence lassés de la jeune Iroquoise qui n'a cessé de gémir. Elle a le visage enflé et, la voyant ainsi étendue dans la neige, je crains qu'ils ne l'aient tuée pendant que je dormais.
Il n'y a pas longtemps, juste avant les premières lueurs de l'aube, nous nous sommes arrêtés pour nous reposer. Comme s'ils l'avaient décidé à l'avance, le chef et sa poignée de chasseurs ont fait halte et se sont effondrés les uns contre les autres pour se tenir chaud. Ils se sont entretenus à voix basse, puis deux d'entre eux ont jeté un coup d'oeil dans ma direction. Bien qu'incapable de comprendre leur discours précipité, j'ai cru deviner qu'ils envisageaient de m'abandonner là, sans doute avec la fille qui à cet instant était assise, adossée à un bouleau, les yeux fixés droit devant elle comme si elle rêvait. À moins qu'ils n'aient parlé de nous tuer. Nous les ralentissions dans leur marche, et tout en tâchant de ne pas faire de bruit, je trébuchais dans le noir à cause des épaisses broussailles et des arbres tombés enfouis sous la neige. À un moment, j'ai ôté mes raquettes que je jugeais trop encombrantes, mais je me suis aussitôt enfoncé dans la neige jusqu'à la taille et l'un des chasseurs, après m'en avoir extirpé, m'a ensuite fortement mordu au visage.
La neige qui couvre le lac brille, couleur d'un oeuf de merle, dans le soleil qui s'efforce de percer au travers des nuages. Si je survis à cette journée, je me rappellerai toujours le grattement de sécheresse au fond de ma gorge ainsi que la sensation d'un violent mal de tête qui s'annonce. Je me dirige vers la fille pour l'aider, si toutefois elle n'est pas morte, quand l'aboiement d'un chien brise le silence. Il a flairé notre piste et son excitation me donne envie de vomir. D'autres chiens lui répondent. J'oublie que mes orteils commencent à noircir, que j'ai perdu tant de poids que j'arrive à peine à soutenir mon corps décharné et que ma poitrine est envahie d'une maladie qui a fait jaunir ma peau.
Je connais les chiens, cependant. Ici comme dans mon ancien monde, ils sont parmi les rares choses qui m'apportent un peu de réconfort. Et cette meute est encore loin, dont les voix voyagent vite dans l'atmosphère glaciale. Quand je me penche pour relever la fille, je m'aperçois que les autres se sont déjà fondus dans l'ombre des arbres et des buissons.


Joseph Boyden, "Dans le grand cercle du monde"